Aquarelle originale d’Alain Roy

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Disponible sur Amazon.fr, sur Fnac.fr, ou directement chez l’éditeur

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En guise d’apéritif, je vous invite à faire la connaissance de Brigitte Jean.

Elle avait pris l’habitude de contrôler chaque instant de sa vie, or voici que tout va bientôt lui échappe…

                                          

Chapitre 1 

    Miranda ?

       La journée avait très mal commencé, ce qui, compte tenu des circonstances, n’aurait pas dû m’étonner. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que je m’apprêtais à traverser la pire épreuve de ma vie, à enregistrer la plus cuisante défaite de ma carrière ? Ce vendredi premier septembre était précisément le jour où j’allais subir les sévères conséquences d’une calamiteuse décision, d’un renoncement auquel j’avais consenti bien malgré moi, d’une capitulation trop vite acceptée.

      Cette pensée me taraudait au point de me rendre fébrile et de me priver de mon efficacité coutumière, ce qui avait le don de me mettre de fort mauvaise humeur.

       Au terme d’une nuit très agitée, entrecoupée de nombreuses périodes d’éveil, je m’étais levée la tête lourde et la poitrine oppressée.  Incapable de me concentrer sur le rituel ordinaire de la toilette et du petit déjeuner, j’avais perdu un temps précieux dans mes préparatifs. Après avoir embrassé mon doux chéri à la hâte, j’avais quitté la maison précipitamment et filé sans me retourner, oubliant clefs et parapluie dans le vestibule.

       Fatale erreur.

       Le charmant petit crachin du nord était au rendez-vous : une bruine dense, opiniâtre, qui, une fois qu’elle vous avait ciblée, se conjuguait au vent malin pour vous détremper. N’ayant pas trouvé de place de stationnement à proximité du bâtiment où se situait mon bureau, j’avais parcouru à pied une interminable enfilade de rues : j’étais arrivée à destination suffisamment douchée pour maudire mon étourderie, maudire ce jour sinistre, maudire le sort qui conspirait contre moi. Cheveux plaqués par la pluie, mon beau sac Prada dégoulinant, le manteau de même marque gorgé d’eau, et, plus préoccupant encore, mes tout nouveaux escarpins abandonnant dans leur sillage de lamentables flaques boueuses, je ressemblais davantage à un chat mouillé, qu’à une cheffe de service digne et respectable.

       Ruisselante, et de surcroît, en retard ! La pire défaillance de toute ma carrière.

       À peine sortie de l’ascenseur, j’avais reçu un véritable coup de poing en pleine face : à travers la porte vitrée de mon cher bureau, j’avais aperçu ce fourbe de Louis Lefuneste, le bien nommé, crânement installé à ma place, trônant dans mon fauteuil de direction. À ma vue, il s’était aussitôt mis à grimacer et gesticuler comme un vieux singe, tout en me fixant par-dessus des lunettes juchées sur le bout de son nez : comble d’arrogance, il avait le culot de tapoter sur l’un de mes dossiers avec mon Waterman noir, fin et élégant. Tous les soirs, je rangeais soigneusement ce précieux cadeau de mon chéri dans un tiroir fermé à clef. Comment ce Louis de malheur y avait-il eu accès ?

      Non content de son méfait, sur un ton faussement réprobateur, démenti par le sourire goguenard qui lui barrait le visage, le sournois m’avait ensuite accueillie d’un « Alors, Miranda, on se permet d’être en retard ? Un jour comme celui-ci ? On ne respecte plus les horaires ? On a déjà la tête ailleurs ?». Sur ces mots, fier de sa mise en scène grotesque, il avait lancé un clin d’œil de connivence à Penny, ma secrétaire, qui semblait apprécier cette farce de potache. J’avais vu ses épaules se soulever en cadence, signe révélateur du fou rire qu’elle ne parvenait pas à contenir.

       Trahie ! Y compris par Penny qui avait toute ma confiance ! J’avais foudroyé la perfide du regard. Ah, je n’étais pas près d’oublier cette déloyauté.

       Elle ne perdait rien pour attendre. Il nous restait toute une journée à travailler ensemble ; je n’avais pas dit mon dernier mot. D’ailleurs, pour commencer, ne m’avait-elle pas demandé de lui octroyer exceptionnellement une pause déjeuner plus longue qu’à l’ordinaire ? Qu’avait-elle besoin de s’absenter de douze à quinze heures aujourd’hui ?  Pour aller chez le coiffeur ? Ou faire du shopping ? Se rendre à un rendez-vous galant ?

       Refusée, la pause ! Ça lui apprendrait à cautionner les facéties idiotes du lourdaud.

       Quant à ce diable de Lefuneste, pourquoi-donc m’affublait-il d’un surnom prétentieux ? Miranda ! D’où le sortait-il ?  Il n’était pas du genre à citer La Tempête, ce tocard. Avait-il seulement entendu parler de Shakespeare ? Qu’est-ce qui lui passait par la tête ? Mon nom, Brigitte Jean, était gravé en lettres sobres sur la porte de mon bureau, sous la mention « direction », et je lui avais maintes fois signifié qu’il ne fallait pas plaisanter avec ça.

       Constatant sans difficulté que je ne goûtais guère son humour, pas plus que le ton railleur qu’il avait employé, que sa désinvolture me révoltait, et que la familiarité avec laquelle il s’était adressé à moi m’insupportait, il avait piteusement libéré les lieux, pour se replier derrière l’écran de son ordinateur, dans le bureau contigu du mien.

       Courageux, mais pas téméraire, cet âne bâté !

       Ah, il pensait jouer au plus fin ? Il avait l’audace de me braver ? Il allait voir de quel bois je me chauffais : je n’avais pas encore rendu les armes. Il me restait un certain ascendant, et le goujat allait en faire les frais ! Je le poursuivis jusqu’au fond de son terrier, et jetai rageusement sac et manteau trempés sur le petit canapé où je savais qu’il aimait se vautrer pour de petites siestes clandestines après le déjeuner. Stores baissés, il prétendait s’isoler pour étudier ses dossiers, mais son piètre stratagème ne bernait personne. Aujourd’hui, il allait avoir l’occasion de se rafraîchir les idées, allongé sur son siège mouillé, et de méditer sur le respect dû à sa supérieure. Quant aux dossiers, je lui en avais réservé un tout particulièrement indigeste et fastidieux, qui allait l’occuper une bonne partie de la journée. Pendant qu’il s’abîmait dans la vérification des comptes de gestion, il n’aurait pas le loisir de faire de l’humour bon marché à mes dépens.

       Petite revanche personnelle dont je tirai grande consolation. 

  

 Premier roman, publié aux Editions Maïa

Celles et ceux qui ont eu la chance d’aller en Guadeloupe reconnaîtront la Pointe des Châteaux, où commencent les mésaventures….