Nous quittâmes le poignant théâtre de ma prise de conscience pour remonter dans la guimbarde de Philippe qui, toujours imperturbable, reprit son joyeux bavardage pour nous annoncer avec enthousiasme, et non sans une pointe de fierté, quelle était notre prochaine destination : la distillerie Bellevue, où nous étions conviées à une dégustation de leur célèbre rhum titrant jusqu’à cinquante-neuf degrés, privilège exclusif accordé à Marie-Galante par Napoléon, précisa Philippe. Napoléon ? Tiens donc ! Celui-là même, me dis-je amèrement, qui, abolissant les acquis de la Révolution, avait rétabli l’esclavage aux Antilles !

      Dans la chaleur de l’après-midi, après la visite des énormes cuves rutilantes dans lesquelles s’élaborait le précieux élixir, les cinquante-neuf degrés servis purs nous montèrent promptement au cerveau. Nous n’eûmes pas sitôt trempé les lèvres dans ce « brutal », que nous perçûmes sa morsure cuisante. Lorsqu’il atteignit la langue, il nous fit l’effet d’une piqûre de guêpe, nous infligea une douleur fulgurante et intense, au point d’occulter toute autre sensation, avant d’enflammer rapidement le palais. Des larmes nous montèrent aux yeux. L’instant d’après, alors que toute la bouche était à présent anesthésiée, ce fut la gorge qui s’embrasa au passage de la torche brûlante. Nous pûmes suivre son trajet jusque dans l’estomac. Nous en eûmes presque le souffle coupé, et notre teint vira au cramoisi.

      Le premier verre me fit oublier mes sombres pensées ainsi que mon penchant pour l’autoflagellation, le second nous rendit guillerettes, au troisième nous sentîmes le sol chavirer, et au quatrième Philippe dut nous escorter une à une jusqu’à la voiture.

     Je n’ai pas grand souvenir des autres trésors de l’île qu’il nous fit découvrir avant de nous ramener à notre point de départ, où nous nous échouâmes sur la plage afin de cuver tranquillement en attendant le bateau du retour. Le téléphone de Julie eut beau sonner à plusieurs reprises, elle se contenta de rester allongée, les bras en croix, terrassée par ses libations, sans même tenter le moindre effort pour répondre aux appels.